LE MONDE | 20.12.2013
|Par Stanislas Dehaene
(Professeur de psychologie cognitive expérimentale au Collège de France)
Pour quiconque sait que « l'enfant est l'avenir de l'homme », l'enquête
PISA est un véritable électrochoc. Que nous apprend le Programme
international pour le suivi des acquis des élèves de l'OCDE ? Plus
inégalitaire que jamais, l'éducation nationale française réussit aux
élites, mais ne parvient pas à donner aux enfants défavorisés le bagage
minimal dont ils ont besoin pour comprendre un article de journal ou un
problème d'arithmétique. Jusqu'à la seconde génération, une famille
issue de l'immigration affiche des résultats scolaires en très net
retard.
Ce résultat est-il inéluctable ? Non. La complexité de la langue
française n'est pas en cause car, à difficulté égale, le Québec et la
Belgique réussissent nettement mieux que la France. Le sociologue Jérôme Deauvieau, dans un rapport récent*, identifie le nœud du problème : l'enseignement de la lecture au cours préparatoire (CP).
* LE RAPPORT INTEGRAL (novembre 2013) >>>
Il est allé enquêter dans les quartiers populaires de la petite couronne
parisienne, les zones « Éclairs », anciennement zones d'éducation
prioritaires (ZEP) où habitent les enfants les plus pauvres et les plus
difficiles à scolariser. Son objectif :recenser les stratégies
éducatives des enseignants, répertorier les manuels qu'ils choisissent
d'utiliser, et évaluer l'impact de ces manuels sur les capacités de
lecture des élèves en fin de CP.
RECOMMANDER LES MEILLEURS MANUELS
Premier scandale. Pourquoi le département d'évaluation des programmes de
l'éducation nationale n'a-t-il pas pris la peine de mener lui-même une
telle évaluation ? Cela lui serait pourtant facile : il lui suffirait de
croiser les chiffres recueillis dans chaque classe lors des évaluations
nationales des élèves avec les méthodes qu'elles utilisent. Lorsque
l'on dépense un budget annuel de 63,4 milliards d'euros, la moindre des
choses est d'optimiser ses pratiques. Pourquoi l'éducation nationale
refuse-t-elle encore de recommander à ses enseignants les meilleurs
manuels ?
Deuxième scandale dévoilé par l'enquête Deauvieau : nous sommes en 2013,
et 77 % des enseignants des zones défavorisées choisissent toujours un
manuel de lecture inapproprié, qui fait appel à une méthode mixte,
c'est-à-dire où l'enfant passe un temps considérable à des exercices de
lecture globale et de devinettes de mots qu'il n'a jamais appris à
décoder.
Seuls 4 % adoptent une méthode syllabique, qui propose un enseignement
systématique et structuré des correspondances entre les lettres et les
sons. Orles résultats montrent que c'est ce système qui réussit le mieux
aux enfants, et de très loin : 20 points de réussite supplémentaires
sur 100 aux épreuves de lecture et de compréhension !
Ce résultat vient confirmer ce que trois décennies de recherches en
psychologie cognitive ont démontré : seul l'enseignement explicite du
décodage graphophonologique est vraiment efficace. En 2000, par exemple,
une vaste méta-analyse américaine montre que les enfants à qui on
enseigne ces principes parviennent plus vite, non seulement à lire à
haute voix, mais également à comprendre le sens de ce qu'ils lisent.
Ce n'est guère étonnant : l'invention de l'alphabet a demandé plusieurs
siècles, comment imaginer que l'enfant le découvre seul ? Le principe
alphabétique ne va pas de soi. Il faut en enseigner explicitement tous
les détails : la correspondance de chaque son du langage avec une lettre
ou un groupe de lettres ; et la relation entre la position de chaque
lettre dans le mot écrit et l'ordre de chacun des phonèmes dans le mot
parlé.
RECHERCHES FONDÉES SUR L'IMAGERIE CÉRÉBRALE
Les recherches de mon laboratoire, fondées sur l'imagerie cérébrale, le
confirment : tous les enfants apprennent à lire avec le même réseau
d'aires cérébrales, qui met en liaison l'analyse visuelle de la chaîne
de lettres avec le code phonologique. Entraîner le décodage
graphème-phonème est la manière la plus rapide de développer ce réseau –
y compris pour les enfants défavorisés ou dyslexiques.
Comment expliquer qu'en France les stratégies de lecture qui ont prouvé
leur efficacité ne soient pas proposées à tous les enfants ? La réponse
est simple : la formation des enseignants ne leur a jamais expliqué
qu'il existe une approche scientifique de l'apprentissage. Résultat :
bon nombre d'enseignants « bricolent »,selon le mot de Jérôme Deauvieau.
Leur enfer scolaire est pavé de bonnes intentions pédagogiques. Ils
conçoivent l'enseignement comme un art, où l'intuition et la bonne
volonté tiennent lieu d'instruments de mesure. Combien de fois m'a-t-on
dit : « La méthode globale ne fait pas de mal, je l'emploie depuis des
années, et la plupart de mes élèves savent lire. » Mais 5 ou 6 enfants
par classe en échec, c'est précisément ce que crient les statistiques :
20 % des élèves n'apprennent pas à lire, et ce sont ceux de bas niveau
socio-économique ; les autres réussissent parce que leur famille
compense, tant bien que mal, les déficiences de l'école.
Partout ailleurs dans le monde s'impose pourtant l'idée d'une éducation
fondée sur la preuve, c'est-à-dire sur une évaluation rigoureuse des
stratégies éducatives, et de vastes études contrôlées, multicentriques
et statistiquement validées.
Ces études ont conduit à identifier plusieurs principes fondamentaux qui
maximisent la compréhension et la mémoire. Ces principes doivent être
mis en œuvre au plus vite dans les classes françaises. Il est urgent que
la formation des maîtres inclue un bagage minimal de connaissances sur
l'enfant et la science de l'apprentissage.
FOURNIR UN ENSEIGNEMENT STRUCTURÉ, EXIGEANT
Ces connaissances, quelles sont-elles ? Tout d'abord que, contrairement à ce qu'envisageait Jean Piaget
(1896-1980), l'enfant n'est pas dépourvu de compétences logiques
abstraites. Bien au contraire, le cerveau de l'enfant est structuré dès
la naissance, ce qui lui confère des intuitions profondes.
Il est doté de puissants et rigoureux algorithmes d'inférence
statistique. En conséquence, l'école doit fournir à ce «
super-ordinateur » un environnement enrichi : un enseignement structuré
et exigeant, tout en étant accueillant, généreux, et tolérant à
l'erreur.
Les neurosciences cognitives ont identifié quatre facteurs qui déterminent la facilité d'apprentissage. En premier, l'attention
: elle fonctionne comme un projecteur, qui amplifie l'apprentissage,
mais dont le rayon d'action est limité. Le plus grand talent d'un
enseignant consiste donc à attirer, à chaque instant, l'attention de
l'enfant sur le bon niveau d'analyse.
Une expérience remarquable montre ainsi que le même alphabet sera appris
rapidement ou, au contraire, totalement oublié, selon que l'on s'arrête
sur les lettres ou, au contraire, sur la forme globale du mot :
l'attention globale canalise l'apprentissage vers une aire cérébrale
inappropriée de l'hémisphère droit et entrave le circuit efficace de
lecture. On mesure ici combien la méthode mixte, en désorientant
l'attention, cause de dégâts.
Deuxième facteur : l'engagement actif. Un organisme passif
n'apprend pas. L'apprentissage est optimal lorsque l'enfant génère
activement des réponses, et se teste régulièrement. L'auto-évaluation
est donc une composante fondamentale de l'apprentissage, déjà identifiée
par Maria Montessori (1870-1952).
Une classe efficace alterne, chaque jour, des périodes d'enseignement
explicite et des périodes de contrôle des connaissances (lecture à haute
voix, questions/réponses, quiz…). Ces derniers développent la «
méta-cognition », la connaissance objective de ses propres limites et
l'envie d'en savoir plus.
Troisième facteur : le retour d'information (ou « feedback »).
Notre cerveau n'apprend que s'il reçoit des signaux d'erreur qui lui
indiquent que son modèle interne doit être rectifié. L'erreur est donc
non seulement normale, mais indispensable à l'apprentissage.
L'ERREUR, INDISPENSABLE À L'APPRENTISSAGE
Elle n'implique ni sanction, ni punition, ni mauvaise note (celles-ci ne
font qu'augmenter la peur, le stress et le sentiment d'impuissance de
l'enfant). Dans une classe efficace, l'enfant essaie souvent, se trompe
parfois, et il est gentiment corrigé pour ses erreurs et récompensé pour
ses succès.
Quatrième pilier, enfin, l'automatisation. En début
d'apprentissage, l'effort mobilise toutes les ressources du cortex
frontal. Afin de libérer l'esprit pour d'autres tâches, il est
indispensable que la connaissance devienne routinière. En lecture, par
exemple, ce n'est que lorsque le décodage des mots devient automatique
que l'enfant peut se concentrer sur le sens du texte.
La répétition quotidienne va transférer l'apprentissage vers des
circuits cérébraux automatiques et non conscients. Le sommeil fait
partie intégrante de cet algorithme : dormir, c'est consolider les
apprentissages de la journée. Voilà pourquoi la réforme des rythmes
scolaires, en répartissant l'enseignement tout au long de la semaine, va
dans le bon sens.
De nombreux exemples démontrent que, déclinés à l'école, ces principes
conduisent à des améliorations rapides. Au Royaume-Uni, « l'heure de
lecture », un cours quotidien, structuré, axé sur le décodage, la
lecture à haute voix, l'écriture manuscrite et l'enrichissement du
vocabulaire, a fait bondir les performances des enfants. Dans la ZEP de Genevilliers, une maternelle, en s'appuyant sur le matériel pédagogique de Maria Montessori
et les principes cognitifs que je viens d'esquisser, obtient des
résultats exceptionnels : avant même l'entrée en CP, tous les enfants
savent lire et faire des calculs à quatre chiffres !
Aucune fatalité, donc, à ce que notre éducation nationale soit abonnée
aux mauvaises performances. Reste l'urgence d'une mobilisation de tous,
parents, enseignants, inspecteurs, ministres, afin d'exiger de notre
école rigueur et efficacité pédagogique.
Stanislas DEHAENE
====================
— Stanislas Dehaene, professeur au Collège de France
et Grand Prix INSERM 2013 pour l'ensemble de son travail consacré à la
conscience s'exprime ce 12/XII, sur France Culture puis sur France
Inter. Il reconnaît que 77% des instituteurs dans les ZEP de la région
parisienne continuent à
choisir un guide d’apprentissage dont il a été prouvé qu’il est
totalement contre productif. Seulement 6% d'entre eux utilisent une
méthode qui fonctionne, fondée sur le décodage... Il confirme également
le bénéfice de l'association de l'écriture avec la lecture.
— France Culture "Qu'est-ce qu'apprendre ?"
Écouter l'émission >>>
passage sur la lecture à 8:30
France Inter "La tête au carré"
Écouter l'émission >>>
passage sur la lecture à partir de 00:25
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